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  • Photo du rédacteurNathalie986

Semaine 10

Troisième année - Automne


Voilà trois mois que mon mariage avait eu lieu et trois mois que Papa avait chassé Mathurin de la bâtisse. La vie dans notre havre de paix était à présent tendue au quotidien mais il fallait malgré tout veiller au bon fonctionnement de la ferme.

L’insouciance de Naya était, en ce moment, une branche à laquelle chacun se raccrochait.


Papa et Maman ne s’adressaient plus la parole.

Papa, qui avait commencé à construire une nouvelle aile peu avant notre mariage, dans le but que nous ayons Rahul et moi, un petit coin bien à nous, en avait rapidement achevé les travaux et s’y était exilé. On ne le voyait presque plus.

Maman dormait à présent avec Jeanne afin que nous puissions avoir un peu d’intimité, même si ma petite sœur pouvait jouir de notre chambre en journée. Je l’avais autorisée à y laisser toutes ses affaires pour qu’elle ne soit pas trop déboussolée.


C’était un crève-cœur de les voir ainsi, eux qui s’étaient toujours tant aimés mais, Papa ne revenait pas sur sa décision et Maman n’était pas prête de lui pardonner.


J’ai honte de le dire mais j’étais heureuse d’avoir mes animaux pour prétexte afin de m’échapper de l’ambiance électrique qui régnait dans la maison.


Cette saison-là, j’allais particulièrement bichonner mon ami Biscuit car je comptais le présenter au concours de lamas de la foire d’automne à Finchwick.

Marguerite avait gagné la troisième place du concours de vaches, au printemps et j’espérais que Biscuit obtienne au moins une deuxième place.


 

Grâce à une superbe présentation de son projet scolaire, Jeanne avait gagné des entrées gratuites pour le festival des enfants, qui avait lieu à Wakaba.

Rahul et moi utilisâmes pléthore d’arguments pour convaincre Maman de nous accompagner mais elle abdiqua lorsqu’elle se rendit compte que cela lui éviterait de rester seule avec Papa.

Nous prîmes donc le train avant le lever du jour, ce matin-là, et arrivâmes à Wakaba à temps pour que Jeanne puisse commencer sa chasse aux créatures du vide.


Et elle était plutôt douée, Jeanne, pour trouver ces petites bestioles virtuelles auxquelles elle ne s’était jamais intéressée avant !

Prise par l’ambiance du festival, elle demanda, à Maman de lui acheter un kabuto. C’est donc coiffée de cet étrange chapeau de papier qu’elle repartit en chasse après le déjeuner.


Maman, Rahul et moi profitâmes donc pour nous promener un peu dans le quartier puis nous dégustâmes chacun une crêpe à la glace au matcha et un sodas au litchis. Ces produits locaux nous surprirent par des saveurs dont n’avions pas l’habitude mais que l’on apprécia tous les trois.


A la fin de la journée, Jeanne découvrit que la capture de cinq créatures du vide n’était pas suffisante pour obtenir une récompense de Yamachan, la mascotte du festival. Elle subit ce jour-là la première grosse déception de sa jeune vie.


Heureusement, un petit selfie avec l’idole des enfants, suffit à lui faire retrouver le sourire.


A seize heures, nous nous rendîmes à la gare pour prendre le dernier train vers Brindleton Bay. Ma petite sœur s’endormit sur la banquette, le sourire aux lèvres, emportant avec elle les merveilleux souvenirs de sa journée à Wakaba.


La première chose qu’elle fit, ce soir-là, avant de se coucher, fut d’accrocher au mur la photo que Rahul avait prise d’elle en grande conversation avec Yamachan.

Finalement, ce fut la plus belle récompense de sa journée.


Quelques jours plus tard, Maman reçut un appel de Mathurin qui nous annonçait la naissance de son fils Alain.

Je me suis chargée d’en informer Papa mais, celui-ci refusant de se joindre à nous pour aller chez Claire, c’est seules que nous y sommes allées, Maman et moi.

Lorsque nous arrivâmes, mon frère tenait son fils dans les bras. Il semblait vraiment à l’aise et très heureux.


Il lui donna même le biberon. Je pense que je n’avais jamais imaginé Mathurin dans le rôle de père mais je trouvais qu’il lui allait à merveille.


Maman félicita Claire avant d’aller tenir son petit-fils dans les bras.


Au moment de partir, Mathurin me confia qu’il n’avait jamais ressenti cela avant, que l’amour qu’il avait pour ce tout petit être défiait tout ce que l’on pouvait imaginer, et, à regarder ses yeux pétillants de bonheur, je n’avais aucun mal à le croire.


 

Un soir, alors que tout le monde était couché, je surpris Papa dans le salon, en train de regarder la télé.


- Oh... désolé... me dit-il en se levant. Je vous croyais tous couchés... Finalement, ce comique n’est pas si drôle que ça. Je vais retourner dans mes quartiers.

- Non. Reste un peu. Tu es chez toi, ici, tu le sais.


- Une maison dans lequel je ne suis plus le bienvenu...

- Mathurin non plus n’y est plus le bienvenu, rappelle-toi.


- Je ne le sais que trop... Je crois que j’ai commis ce jour-là la plus grosse erreur de ma vie, et je me demande si un jour, vous pourrez me pardonner.


- En ce qui me concerne, je ne te pardonnerai que le jour où Mathurin sera accepté sous notre toit, pas avant. Pour ce qui est de Maman et de mon frère, je ne peux pas répondre à leur place.

- Et ce pauvre Rahul... J’ai gâché votre mariage.

- Oui.


- Tu crois qu’il est trop tard pour que je répare mon erreur ? Tu crois que Mathurin accepterait de revenir à la maison ?

- Ça, je n’en sais rien. Il est en couple avec un gentil garçon et il vient d’avoir un fils. Et il est heureux. Il ne pourra pas revenir si tu n’acceptes pas tout ça.


- C’est tellement ridicule, quand j’y pense... Tous ces préjugés bien ancrés en moi depuis tout jeune... Quand Mathurin m’a dit que... j’ai perdu le contrôle... Si tu savais comme je m’en veux. J’ai perdu mon fils, ce jour-là... par ma faute... J’ai perdu ta mère... toi... j’ai tout perdu.


- Et bien appelle-le. Tu n’en auras le cœur net que lorsque tu lui auras parlé.

- Tu as raison... Je l’appellerai demain matin.


- Merci, Thérèse, merci de m’avoir écouté...

- Je t’en prie, Papa. Passe une bonne nuit.


 

Un soir, alors que j’allais me coucher, je trouvai Jeanne en sanglots, dans la chambre.

- Qu’y a-t-il, ma puce ? Qu’est-ce qui ne va pas ?


- Papa m’aime plus, il ne vient plus me voir et il me fait plus de câlins... réussit-elle à me dire, entre ses larmes.

Et voilà ! Nous pensions la préserver, mais les enfants ne sont pas aussi naïfs que nous voulons le croire. Ils observent, ils voient et ils ressentent.


Mais que dire à ma petite sœur si triste, au milieu des histoires de grands ?


Je la serrai contre moi en lui promettant que tout allait s’arranger.


C’était bien parti pour, en tous cas... Papa devait appeler Mathurin mais il ne l’avait toujours pas fait... Alors, j’espérais.


J’avais, malgré tout, réussi à calmer Jeanne, et elle avait finalement rejoint le lit de Maman pour s’y endormir rapidement.


Rahul était entré dans la chambre lorsqu’il avait vu ma sœur en sortir.

- Tout va bien avec Jeanne ?

- Oui, mais son petit cœur d’enfant est blessé. Il va falloir faire attention.


- Alors, on peut discuter entre adultes, maintenant ?

- Mais oui !


Et c’est ainsi que nous passâmes une bonne partie de la nuit... à discuter...


Ce fut une bien jolie discussion qui m’amena, trois semaines plus tard à celle que j’allais avoir avec mon mari :

- Je peux t’interrompre, mon chéri ?

- Oui... Je lisais un de ces bouquins sur l’éducation qui se trouvait dans la bibliothèque de tes parents. J’aimerais savoir comment faire pour être plus proche de Jeanne.

- Sois toi-même. Tu es déjà parfait, je t’assure.


- Merci, ça me fait chaud au cœur. Tu voulais me parler ?

Tout émue que j’étais de savoir ce que j’allais lui dire, je ne pus m’empêcher de pousser des petits cris joyeux et aigus en lui annonçant que j’étais enceinte.


J’étais comme une petite folle et Rahul était si heureux que je crois qu’il a dû utiliser tous les superlatifs de notre langue pour exprimer sa joie.


- Quel bonheur d’entendre ça, les enfants. Ça me fait tellement plaisir.

Maman se tenait debout derrière nous et nous ne l’avions même pas entendu arriver.


Elle me prit dans ses bras.

- Si tu savais comme vous me rendez heureuse !

La chaleur de ses bras et l’émotion dans sa voix m’ébranlèrent.

Je sentais qu’elle reprenait du poil de la bête et son sourire me réchauffa entièrement.

- Alors ? Fille ou garçon ?


- Maman ! Il est un peu trop tôt pour le savoir, non ?


J’avais également appris ma grossesse à Papa. Il était heureux lui aussi, mais l’accueil qu’il avait reçu de Mathurin, à la suite de son appel téléphonique, l’empêchait de savourer pleinement la nouvelle.

Il passait le plus clair de son temps, dans son antre, devant la petite télé pingouin que le Père Hiver m’avait offerte lorsque j’étais encore bambinette, et maintenant, il y prenait même ses repas, sachant combien Maman lui en voulait encore.


Sans Papa pour effectuer les travaux de réparation à la ferme, je fus bien obligée de m’y coller.

Je ne souhaitais pas embêter Maman avec ça, et Rahul, qui n’était pas du tout bricoleur, même s’il commençait à s’y mettre, ne pouvait pas encore m’épauler dans certaines tâches délicates.


Je me retrouvai donc à entretenir la bâtisse en plus de mon travail quotidien qui me prenait déjà beaucoup de temps et d’énergie, et la fatigue commençait à se faire sentir.


Je pris donc, ce jour-là, la décision de rendre visite à Mathurin pour lui annoncer ma grossesse, mais également pour lui parler de Papa. La situation ne pouvait plus durer.

En arrivant devant chez lui, je tombai nez à nez avec une petite fille qui sortait de la maison et tenait Cahouète dans ses bras.


- Bonjour ! Tu es la sœur de Thurin, hein ? Tu ressembles à la photo !

- Oh bonjour ! Oui, je suis Thérèse. Et toi, qui es-tu ?


- Je suis Marie, la fille de Oliver ! me répondit-elle d’une voix pétillante. Tu veux que je t’accompagne dans la maison ?


- Bonjour sœurette ! lança mon frère. Je vois que tu as fait la connaissance de Marie !

- Oui, elle est charmante.


Je venais à peine d’annoncer ma grossesse à Mathurin et Oliver que nous entendîmes la petite fille pousser un cri.


Nous accourûmes pour constater que le pauvre Cahouète venait de s’éteindre.

Mathurin avait beaucoup de peine devant le corps inerte de son chat et ami de toujours, et la petite Marie pleurait à chaudes larmes.


Nous prîmes le temps de donner une sépulture décente à l’animal puis Oliver raccompagna Marie chez sa Maman.

Je profitai de son absence pour parler de Papa à Mathurin et il me promit, pour me faire plaisir, j’en ai bien l’impression, qu’il réfléchirait sérieusement pour reprendre contact.


Au retour d’Oliver, je le questionnai sur sa petite fille.

Oliver avait été marié quelques années avec la maman de Marie puis avait divorcé. Quelques temps plus tard, et après quelques aventures féminines désastreuses, il s’était rendu compte qu’il était attiré par les hommes et que, si son mariage avait échoué, c’était probablement pour cette raison.


Ayant toujours entretenu de bonnes relations avec Maryse, son ex-femme, il avait alors décidé de jouer franc jeu avec elle, et, ensemble, ils décidèrent d’en faire part à Marie.

Oliver et Maryse se sont même arrangés pour caler la garde alternée de la fillette sur celle d’Alain, le fils de Mathurin, pour que les deux enfants puissent se connaître et grandir ensemble lorsqu’ils seraient chez leurs pères.


Mon frère m’informa qu’il n’aurait la garde alternée d’Alain que lorsque celui-ci aura été sevré. En attendant, Claire lui ouvrait sa porte chaque fois qu’il le désirait, pour voir son fils.

C’était agréable de voir à quel point Mathurin et Oliver s’organisaient en bonne intelligence avec leurs ex-conjointes pour le bien-être de leurs enfants.


Mathurin avait gagné en maturité et je pense qu’Oliver n’était pas étranger à ce changement.

Je décidai donc de m’en faire un allié pour une réconciliation future entre mon père et mon frère, et lui racontai tout ce que mon père m’avait dit.


Oliver réagit exactement comme je l’avais prévu et insista gentiment auprès de Mathurin pour qu’il revienne sur ses positions, en lui rappelant l’importance de la famille.


Ce n’était pas gagné car Mathurin était très en colère contre Papa, mais je ne doutais pas instant que son amant finirait par le convaincre.


Deux semaines plus tard, je conduisis Jeanne chez mon frère et mon beau-frère pour qu’elle fasse la connaissance de Marie.

Les deux fillettes jouèrent ensemble tout l’après-midi, et le courant passa tellement bien entre elles qu’elles se jurèrent une amitié éternelle.


C’est au moment de partir, que je fis rapidement connaissance de Maryse, l’ex-épouse d’Oliver, qui m’avait l’air d’être une femme charmante.


 

La vie se poursuivait à la ferme, et, chaque soir à la nuit tombée, avant que les petits oiseaux du repaire de l’hirondelle ne s’endorment, j’allais chanter avec eux et leur rappeler combien je les aimais.

Naya me suivait toujours. Je pense qu’elle était intriguée par ces petits animaux qui volaient et à qui je parlais, mais elle ne leur aboyait jamais dessus. Elle se posait, près de moi, en observatrice silencieuse. Je chérissais tellement ces moments.


Les soirées étaient souvent les mêmes, tranquilles et sereines et, avec la fraîcheur d’automne et l’humidité qui tombait le soir sur notre chaumière, nous avions allumé notre bonne vieille cheminée dont les bûches crépitaient chaleureusement au creux de leur âtre.

Rahul ramassait le bois, le coupait et le fendait, puis s’installait devant la télévision communautaire pour en suivre les actualités. Un repos bien mérité tandis que Maman aidait Jeanne à faire ses devoirs et, qu’à mesure que le temps passait, Naya me demandait de plus en plus d’attention.


Mais je l’aimais tant que je ne considérais pas le temps que je passais auprès d’elle comme perdu. Elle était un membre de la famille à part entière et elle nous le rendait bien.


Rahul adorait la pâtisserie et, lorsque Jeanne en avait terminé avec ses devoirs, il l’enrôlait et lui confiait ses secrets pour faire de fabuleux pains et de bonnes brioches. Elle était enchantée et lui posait tellement de questions que lui-même ne savait parfois plus que lui répondre.

Je savais qu’il rêvait de plus, car il m’avait un jour parlé d’une machine à cupcakes mais, pour le moment, j’envisageais d’épargner nos simflouz durement gagnés pour finir l’aile gauche de la bâtisse.

Ce ne serait pas pour toute de suite mais, j’espérais qu’il m’en restât quelques-uns pour offrir la machine de ses rêves à Rahul, à Noël, jour où il fêterait ses quarante ans. J’espérais tellement que cela puisse se faire.


Chaque soir avant le dîner, lorsque Rahul s’occupait d’enseigner la pâtisserie à Jeanne, Maman allait faire un tour dans le jardin et s’asseyait près du moulin que Papa avait bâti de ses mains.

Je l’y avais surprise un soir puis m’étais éclipsée pour la laisser seule. Sa tristesse me fendait chaque fois le cœur. Elle restait là, immobile, certainement perdue dans des souvenirs plus heureux.


Et lorsqu’elle revenait vers moi, elle prenait ses aiguilles à tricoter et ressassait le bon vieux temps :

- Tu sais que j’ai pratiquement tricoté tous les pulls de la famille, Thérèse ? Même celui que tu aimes tant.

- Bien sûr que je le sais, Maman.


Et puis, elle me questionnait invariablement sur mon frère :

- Tu crois que Mathurin va revenir ?

Je sais qu’elle l’espérait de toutes ses forces et je l’espérais aussi mais je n’avais toujours pas de nouvelles d’Oliver et j’ignorais la réponse à sa question.

- J’aimerais bien, Maman...


- J’aime ton père, tu sais... Je n’ai jamais aimé quelqu’un comme je l’aime. Aujourd’hui, nous sommes vieux... et si nous devions partir sans nous retrouver... celui qui resterait n’y survivrait pas...

Je n’avais jamais pensé à cette éventualité. Mes parents m’avaient toujours paru éternels et pourtant, je les voyais vieillir sans que leur fin ne m’apparaissent comme une évidence.


Après notre conversation, je laissai Maman s’attabler pour dîner tandis que je lançais une préparation de jus de fruits de dragon avant de rejoindre, pour dîner, tout mon petit monde... sauf Papa...


 

Lorsque mon troisième mois de grossesse fut passé, nous décidâmes, Rahul et moi, d’annoncer notre bonheur à sa mère et nous partîmes pour Henford-on-Bagley.

J’en profitai aussi pour faire quelques courses car nous manquions de farine et fit part à Agatha de ma grossesse. La vieille dame était enchantée et elle me fit une remise de vingt-cinq pour cent sur tous mes sacs de farine, en guise de cadeau.


Trop excité par ce que nous devions dire à sa mère, Rahul n’eut pas la patience de m’attendre et lui cria presque la nouvelle.


Lavina était aux anges lorsque je les rejoignis dans la petite cour des « Bras du Gnome ».

Elle n’en finissait plus de nous féliciter et de nous dire toute la joie qu’on lui apportait.


Lorsqu’elle toucha mon ventre pour sentir les premiers coups de pied de notre bébé, je crois même qu’elle avait oublié tous les soucis de sa succession à la mairie du village.

Il est vrai que Lavina, elle aussi, n’était plus toute jeune, mais cela ne l’empêcha pas de nous quitter en courant, en nous disant que personne ne prendrait sa place de maire tant qu’elle serait encore en vie.


Rahul et moi allâmes donc nous promener tous les deux, main dans la main, jusqu’au cimetière de la vieille église d’Henford. Nous étions heureux et amoureux et, un peu de solitude loin de nos familles tourmentées, nous fit respirer un peu. Nous avions si peu de ces moments pourtant si précieux.


 

Jeanne et Marie se voyaient souvent après l’école lorsque celle-ci était chez sa mère. Jeanne allait chez Marie et Marie venait à la maison.

Ce jour-là, nous avions invité Marie. Maryse, que j’avais appris à connaître, nous l’avait déposée en nous disant qu’Oliver prendrait la relève pour venir la chercher, car c’était à son tour de l’avoir.


Après une journée riche en émotions de toutes sortes, les deux fillettes s’attablèrent à nos côtés autour d’un bon goûter que Rahul avait préparé. Ses brownies au chocolat séduisirent tout le monde, même les plus grands.


Les filles étaient en train de nous raconter leur folle journée au parc lorsque Papa entra dans la pièce. C’était la première fois, depuis mon mariage, que je le voyais dans la cuisine alors que nous y étions tous réunis.

- Je peux me joindre à vous ? osa-t-il d’une voix tremblante.

Maman ne l’avait pas regardé mais nous l’avions laissé répondre :

- Bien sûr. Il reste quelques parts de brownie dans le frigo. Sers-toi.


Papa s’était alors servi une assiette puis s’était assis timidement sans mot dire, nous laissant à nos conversations commencées.


C’est alors que Marie avait mis les pieds dans le plat. Oliver et Mathurin m’avait prévenue qu’elle n’avait pas la langue dans sa poche mais je pus le constater, ce jour-là, lorsqu’elle s’adressa à mon père :

- Alors c’est toi le monsieur qui n’aime pas mon Papa ?


Je faillis m’étrangler avec la dernière bouchée de mon gâteau. Maman et Rahul, qui discutaient gaiement, n’avait apparemment rien entendu de ce qui venait de se dire.

Papa regarda notre petite invitée.


- Ton Papa ? Mais qui est ton Papa ? Je ne le connais même pas...


- Mon Papa, c’est l’amoureux de Thurin. C’est un très gentil Papa. Il dit que t’es gentil mais que tu comprends rien et qu’il faut pas t’en vouloir parce que t’es herbétique. Mais moi, je crois que tu es méchant parce que t’aime pas mon Papa et que Thurin, il est très triste à cause de toi. Et Thurin, je l’aime bien aussi.


Marie avait affiché un air triste. Plus personne n’osait parler, mais mon père fit face à son accusatrice.

- Ecoute, petite fille, ton père a certainement oublié de te dire qu’on ne parlait pas comme ça à un adulte mais je ne lui en veux pas. Ce que tu dis est très certainement mérité.


Il marqua une pause avant de reprendre :

- Et si ton Papa est si génial que ça, je veux bien le rencontrer.


Marie était aux anges :

- C’est vrai ?!

Maman, Rahul et moi n’en revenions pas, et Jeanne était simplement heureuse de voir son Papa assis à la même table qu’elle, et en pleine discussion avec sa meilleure amie.


Ne sachant comment garder contenance sans rien dire, j’entrepris de débarrasser la vaisselle du goûter.

Mon père semblait avoir été touché par les paroles innocemment provocantes de la petite fille et je m’en réjouissais.


La conversation se poursuivit, plus légère, autour de la tablée. Jeanne et Marie expliquèrent à Papa leur amitié et comment elles s’étaient connues.


Elles n’avaient pas envie de se quitter mais Oliver devait venir chercher Marie à dix-huit heures.

C’est alors que Papa suggéra que Marie reste dormir à la ferme. Maman le questionna silencieusement, se demandant s’il était sérieux, mais le signe de tête qu’il lui renvoya ne laissait aucune place au doute.


Elle appela tout de suite mon frère pour savoir si Oliver accepterait la proposition.


Lorsqu’elle raccrocha, elle annonça la bonne nouvelle aux filles qui poussèrent des cris de joie. Oliver était d’accord et il viendrait chercher Marie le lendemain matin pour l’emmener à l’école.


Marie s’était levée de table et avait sauté spontanément dans les bras de mon père :

- Oh merci, Monsieur ! T’es très gentil, en vrai !

Papa avait répondu au câlin de cette petite inconnue si sincèrement authentique par la même sincérité :

- Arrête de m’appeler Monsieur... Je m’appelle Yvon.

Et pus entendre quelques tremolos dans sa voix, tremolos que je suis certaine de ne pas avoir été la seule à entendre.


- Bien ! s’exclama Maman, puisque tout est arrangé, laissons les filles aller jouer. Je ne pense pas que les conversations de grands les captivent plus que ça.


Jeanne et Marie avaient approuvé en courant vers les chambres.

Elles avaient profité d’une soirée rien qu’à elles et pris des selfies inoubliables de leurs moments ensemble.


Papa, Maman et moi étions restés attablés car une conversation s’imposait tout de même, et Rahul avait préféré se retirer au salon devant un vieux film pour nous laisser débattre tranquillement.


Maman avait lancé les hostilités :

- Yvon... J’espère que tu n’agis pas ainsi pour me reconquérir ou charmer le cœur de ton fils... Il ne faut pas lui donner de faux espoirs. Cette petite fille ne mérite pas ça...


- Elle m’a ouvert les yeux, s’excusa platement mon père. J’avais déjà conscience de mon erreur mais son innocence... sa fraîcheur naturelle... ont eu raison de moi. J’ai déjà dit à Thérèse que je regrettais mes actes mais, en écoutant les paroles de cette gamine pleine de candeur, je mesure à quel point je me suis trompé...


- Je suis tellement désolé, Capucine... Je m’aperçois, aujourd’hui à peine, tout le mal que j’ai pu te faire, à toi, et à mes enfants bien-aimés... J’espère qu’un jour, tu me pardonneras.


- Je t’ai déjà pardonné, lui avoua-t-elle simplement dans un regard qui en disait long.


J’étais vraiment très heureuse de retrouver mes parents amoureux, se souriant bêtement comme ils avaient dû le faire à une époque où je ne les connaissais pas encore, mais je ne pus m’empêcher de leur poser la question qui tue, car oui, il fallait bien s’occuper de questions d’intendance :

- C’est bien gentil tout ça, mais comment va-t-on s’organiser pour les couchages ?


Cette nuit-là, Jeanne dormit avec Marie dans ma chambre, après avoir passé une folle soirée à rigoler avec sa meilleure amie pour la vie.


Rahul et moi nous endormîmes, sereins, comme nous ne l’avions pas été depuis longtemps, depuis notre mariage sûrement, dans l’ancienne chambre de mes parents


Quant à Papa et Maman, ils me dirent avoir discuté une bonne partie de la nuit dans l’antre de Papa.


Qu’ont-ils fait ensuite ? Ça, je crois que nous ne le saurons jamais.


Le lendemain matin, nous prîmes le petit déjeuner tous ensemble, et dans une bonne humeur générale. Cela faisait si longtemps que ce n’était pas arrivé que ça mérite d’être souligné.


Papa et Maman se regardaient avec des yeux plein d’amour et de tendresse et je me fis la réflexion que tout cela avait été possible grâce à la gentillesse d’une petite fille.


Nous terminâmes notre petit déjeuner sur des conversations légères avant d’aller tous nous préparer pour attaquer notre journée.


Oliver arriva à sept heures et demie pour récupérer Marie avant de l’emmener à l’école.


La petite fille était si heureuse de voir son père qu’elle lui sauta dans les bras dès son arrivée.


Papa se leva pour accueillir Oliver.

- Votre petite fille est adorable, lui dit-il.

- Merci. J’essaye de faire au mieux.


- C’est donc vous qui partagez la vie de mon fils ?

- Oui, c’est moi le gay. Vous voyez, je suis quelqu’un de tout à fait normal, tout comme Mathurin.


Je vis Papa déglutir puis il lui présenta ses excuses pour tous les préjugés qu’il avait eus, ce à quoi Oliver lui répondit qu’il en avait malheureusement l’habitude.

Les deux hommes discutèrent un moment et je pus constater que, contre toute attente, le courant passait plutôt bien entre eux.


Papa demanda ensuite à son nouvel ami des nouvelles de mon frère, et s’enquit de ses intentions de venir ou non nous rendre visite.

- Il n’est pas encore prêt, Monsieur Bellecour, il faut lui laisser un peu de temps, lui répondit Oliver d’un air navré.


Papa accusa le coup.

- Dites-lui que je regrette... et que je l’aime.


- Je le lui dirai. Sachez aussi que je fais tout ce que je peux pour qu’il accepte une réconciliation.

- Merci, jeune homme. Vous êtes quelqu’un de bien.


Oliver avait ensuite emmené Marie, et Jeanne était partie à l’école. Quant à nous, il nous fallait nous occuper de la ferme, et, ce matin, nous n’étions pas en avance.

- Ça s’est plutôt bien passé, tu ne trouves pas ? demandai-je à Rahul.

- Oui, ça aurait pu être pire.


De mon côté, j’étais plutôt optimiste. Marie allait passer la semaine chez son père et elle allait certainement réussir à faire plier Mathurin, peut-être même mieux qu’Oliver.

Cette enfant avait réussi là où nous avions tous échoué. Papa et Maman sont même venus, ensemble, ce matin-là, pour nous aider au jardin.

Je trouvais appréciable de retrouver un climat familial plus serein alors que j’entrais dans mon troisième trimestre de grossesse.